Fadilou Keïta retourne sa veste : Les séquelles engendraient des politiques - Notre Continent
> NOTRE CONTINENT > - Justice | Par Eva | Publié le 10/09/2025 09:09:15

Fadilou Keïta retourne sa veste : Les séquelles engendraient des politiques

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La récente déclaration de Fadilou Keïta, directeur de la Caisse des dépôts et consignations, niant l’existence même du statut de détenu politique au Sénégal, a suscité une vague d’indignation parmi les ex-détenus et leurs soutiens. La Coordination Départementale des Ex-détenus Politiques de Kaolack (CODEPS/Kaolack) a qualifié ces propos de « trahison » et de « déni des réalités » vécues par des centaines de Sénégalais emprisonnés pour leur engagement politique entre 2021 et 2024.

Pourtant, la loi d’amnistie n° 2024-09 du 13 mars 2024, ainsi que l’arrêté ministériel n° 017450 du 30 juillet 2024, reconnaissent officiellement ce statut. Comment expliquer alors que, malgré ces textes, les autorités et certaines figures politiques continuent de nier la souffrance des victimes, réduisant leur combat à une simple formalité administrative ?

Adoptée dans un contexte de crise politique aiguë, la loi d’amnistie de mars 2024 visait à apaiser les tensions après des années de répression violente des manifestations. Elle a permis la libération de centaines de détenus, dont des figures emblématiques comme Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye. Pourtant, cette loi, présentée comme un geste de réconciliation nationale, a rapidement révélé ses limites. Le Conseil constitutionnel a rappelé que les crimes graves (meurtres, tortures, disparitions forcées) ne pouvaient être amnistiés, conformément au droit international. Ainsi, si l’amnistie a offert une sortie de prison à certains, elle n’a pas effacé les séquelles physiques et psychologiques subies par les victimes, ni garanti une véritable reconnaissance de leur statut ou une réparation à la hauteur de leurs sacrifices.

Les témoignages recueillis ces derniers mois révèlent l’ampleur des traumatismes : plus de 260 anciens détenus vivent encore avec des séquelles graves, et plusieurs sont décédés des suites de leur détention. Pourtant, malgré ces réalités, des responsables comme Fadilou Keïta, lui-même ancien détenu politique, osent aujourd’hui nier l’existence même de ce statut, comme si la loi n’était qu’un leurre, une concession vide de sens.

La contradiction est frappante : d’un côté, l’État sénégalais adopte une loi d’amnistie et crée des mécanismes d’indemnisation (une enveloppe de 5 milliards de FCFA a été annoncée pour les victimes) ; de l’autre, des figures politiques, y compris issues des rangs de l’opposition, minimisent ou nient la portée de ces mesures. Fadilou Keïta, dont le parcours militant et l’emprisonnement auraient dû le rendre sensible à la cause des ex-détenus, incarne ce revirement troublant. Ses déclarations récentes contrastent avec ses prises de position passées, où il dénonçait les injustices subies par les militants et les militaires arbitrairement emprisonnés.

Ce déni n’est pas anodin. Il s’inscrit dans une stratégie plus large de réécriture de l’histoire, où les victimes sont priées d’oublier pour permettre à la classe politique de tourner la page sans rendre de comptes. Pourtant, comme le soulignent les collectifs de victimes, une amnistie sans mémoire est une amnistie sans justice. Elle laisse les bourreaux impunis et les victimes dans l’oubli, privées de la reconnaissance morale qui leur est due.

Les ex-détenus politiques sénégalais ne sont pas des cas isolés. Dans d’autres contextes, comme en Afrique du Sud après l’apartheid ou en Amérique latine après les dictatures, la reconnaissance des victimes a été un pilier de la réconciliation nationale. En Afrique du Sud, la Commission vérité et réconciliation a permis de documenter les crimes, d’écouter les victimes et de proposer des réparations symboliques et matérielles. Au Sénégal, rien de tel : les promesses de justice transitionnelle restent lettres mortes, et les lenteurs judiciaires alimentent la colère des familles.

Les conditions carcérales décrites par les anciens détenus tortures, surpopulation, absence de soins rappellent les pires heures des régimes autoritaires. Des militants comme Moussa Ba ou Sory Sow ont témoigné de l’horreur vécue dans les prisons de Reubeuss ou Liberté 6, où l’appartenance politique suffisait à justifier l’emprisonnement. Pourtant, ces récits sont aujourd’hui balayés d’un revers de main par ceux-là mêmes qui, hier, en appelaient à la solidarité.

En Amérique latine, des pays comme le Chili ou l’Argentine ont montré que la reconnaissance des victimes était indispensable pour construire une démocratie apaisée. Au Sénégal, à l’inverse, l’amnistie semble servir à étouffer les revendications, plutôt qu’à les apaiser. Le Conseil constitutionnel a beau rappeler que les crimes imprescriptibles ne peuvent être amnistiés, la réalité est que les victimes attendent toujours des actes concrets : des enquêtes indépendantes, des réparations, une mémoire officielle.

Nier le statut de détenu politique, c’est nier les violations des droits humains commises sous le régime précédent. C’est aussi trahir l’esprit de la loi d’amnistie, qui devait être un premier pas vers la réconciliation, et non un outil pour effacer les traces de la répression. Les autorités sénégalaises, qu’elles soient issues de l’ancien pouvoir ou de la nouvelle majorité, ont une responsabilité : reconnaître pleinement la souffrance des victimes, garantir des réparations justes, et s’assurer que ces pages sombres de l’histoire ne se répètent pas.

Sinon, le Sénégal risquerait de rester un pays où l’impunité se porte bien, où les victimes sont doublement punies en prison, puis dans l’indifférence et où la mémoire collective est sacrifiée sur l’autel de l’opportunisme politique. La balle est dans le camp du gouvernement : saura-t-il transformer l’amnistie en véritable justice, ou préférera-t-il le confort d’un oubli organisé ? La dignité des victimes et la crédibilité des institutions en dépendent.

Article opinion écrit par le créateur de contenu : Mbaye Ndiaye.
Mis en ligne : 10/09/2025

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