Yacine Fall hérite d’un dossier empoisonné : La Justice sous pression - Notre Continent
> NOTRE CONTINENT > - Politique | Par Eva | Publié le 11/09/2025 03:09:30

Yacine Fall hérite d’un dossier empoisonné : La Justice sous pression

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Le remaniement ministériel du 6 septembre 2025 au Sénégal a été présenté comme un tournant historique : sous la pression des victimes et des défenseurs des droits humains, le gouvernement d’Ousmane Sonko promet enfin des poursuites contre les responsables des violences commises lors des manifestations entre 2021 et 2024. L’ancien président Macky Sall, ses ministres de l’Intérieur et de la Justice, ainsi que des hauts gradés de la police et de la gendarmerie, sont dans le collimateur.

Sur le papier, l’initiative est louable. Mais dans les faits, la nouvelle ministre de la Justice hérite d’un dossier empoisonné, où les attentes sont démesurées et les moyens dérisoires. Entre l’urgence de rendre justice et les réalités d’un système judiciaire à bout de souffle, le risque d’un échec cuisant est bien réel.

Depuis des années, les victimes des violences policières et leurs familles réclament réparation. Les manifestations de 2021 à 2024 ont laissé des traces indélébiles : morts, blessés, arrestations arbitraires, et une impunité quasi systémique. Les promesses de justice se sont toujours heurtées à la lenteur des procédures, à l’opacité des enquêtes, et à la partialité présumée des institutions. Aujourd’hui, alors que le gouvernement actuel affiche sa volonté de tourner la page, c’est une ministre inévitablement seule face à l’ampleur de la tâche qui se retrouve en première ligne.

Son mandat commence sous le signe d’un paradoxe : comment satisfaire une opinion publique exaspérée, tout en garantissant des procès équitables et crédibles ? L’héritage est accablant. Les dossiers s’entassent, les témoignages s’effritent, et la méfiance envers la justice n’a jamais été aussi forte. Les Sénégalais ne croient plus aux annonces. Ils veulent des actes. Pourtant, dans un pays où le pouvoir judiciaire a souvent servi de variable d’ajustement politique, la marge de manœuvre est étroite. La défiance est telle que chaque décision, chaque retard, chaque acquittement sera interprété comme une preuve de plus de l’incapacité ou de la mauvaise volonté de l’État.

La pression est immense. Les victimes et les organisations de défense des droits humains exigent des résultats rapides. Mais la justice, surtout lorsqu’elle touche à des affaires aussi sensibles, ne peut se faire dans la précipitation. Les risques sont multiples : des enquêtes bâclées, des preuves mal établies, des condamnations contestables. À l’inverse, si la ministre prend son temps pour construire des dossiers solides, elle sera immédiatement accusée de traîner les pieds, voire de protéger certains responsables.

Le piège se referme : aller trop vite, c’est risquer l’arbitraire ; aller trop lentement, c’est alimenter la colère. Pourtant, dans un système judiciaire déjà fragilisé par des années de dysfonctionnements, comment faire autrement ? Les magistrats manquent de formation, de moyens, et souvent, de courage. Les archives sont incomplètes, les témoins intimidés, les preuves dispersées. Sans une refonte profonde des institutions, sans une volonté politique sans faille, et sans une protection réelle des acteurs judiciaires, les poursuites annoncées pourraient bien se transformer en fiasco.

Les exemples ne manquent pas, au Sénégal comme ailleurs. En 2012, après l’alternance, les promesses de juger les responsables des violences sous Wade se sont heurtées aux mêmes écueils : dossiers classés sans suite, procédures interminables, et au final, une impunité quasi générale. En Côte d’Ivoire, après la crise post-électorale de 2010, les procès ont traîné pendant des années, laissant un goût amer de justice incomplète. Au Burkina Faso, les tentatives de juger les crimes de l’ère Compaoré ont buté sur les résistances politiques et les lacunes du système judiciaire.

La nouvelle ministre n’a pas le droit à l’erreur. Si elle échoue à condamner les principaux responsables, elle sera accusée de complaisance. Si elle obtient des condamnations, mais sur des bases fragiles, elles seront perçues comme des règlements de comptes. Et si, par malheur, les procès s’éternisent, ce sera la preuve ultime de l’incapacité de l’État à se réformer. Pire encore, ces poursuites pourraient bien aggraver les divisions politiques.

Les partisans de Macky Sall crieront à la chasse aux sorcières. Ses détracteurs exigeront toujours plus. Dans un pays déjà profondément clivé, la justice, au lieu d’apaiser, pourrait attiser les tensions. Sans un cadre clair, sans une communication transparente, et sans une volonté de réconciliation nationale, ces procès risquent de devenir un nouveau terrain de confrontation.

Un autre écueil guette : celui d’une justice sélective. Pourquoi ne s’attaquer qu’aux violences de 2021-2024 ? Et quid des exactions commises avant, ou même après, par d’autres régimes ou d’autres acteurs ? Si seuls les opposants d’hier sont jugés, tandis que les abus plus récents, ou ceux commis par le camp actuel restent impunis, la crédibilité du processus sera définitivement entachée.

Le Sénégal a besoin de vérité et de réconciliation, pas de demi-mesures. Une commission indépendante, dotée de pouvoirs étendus et protégée des ingérences politiques, serait peut-être une solution. Mais le gouvernement semble préférer la voie judiciaire classique, avec tous ses travers. Sans réforme profonde, sans volonté de rompre avec les pratiques du passé, ces poursuites ne seront qu’un pansement sur une jambe de bois.

La nouvelle ministre de la Justice se retrouve donc face à une équation impossible : rendre justice rapidement, sans moyens, dans un contexte de défiance généralisée, et sans braquer une partie de la population. Les attentes sont irréalistes. Les obstacles, immenses. Et le temps, compté.

Si le gouvernement veut vraiment tourner la page, il doit aller bien au-delà des poursuites judiciaires. Il lui faut réformer en profondeur la justice, protéger son indépendance, et engager un vrai dialogue national. Sinon, ces procès ne seront qu’une opération de communication de plus, une promesse de plus trahie. La justice ne se décrète pas. Elle se construit, patiemment, avec rigueur et courage. À défaut, le Sénégal risque de replonger dans le cycle infernal de l’impunité et de la défiance. La balle est dans le camp du pouvoir. Mais pour l’instant, rien ne prouve qu’il soit prêt à la saisir.

Article opinion écrit par la créatrice de contenu : Mounass Ndiaye.
Mis en ligne : 11/09/2025

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