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Le Regroupement des boulangers du Sénégal (Rubs) a déclenché une grève nationale de 48 heures les 6 et 7 octobre 2025, paralysant la production et la vente de pain à travers le pays. Selon les informations relayées par Wal fadjri, les professionnels du secteur dénoncent une situation économique intenable, marquée par la flambée des prix de la farine, du sucre, du gasoil et de l’électricité, ainsi que le non-respect par l’État de ses engagements, notamment la baisse promise du prix de la farine et l’application du décret 2019-22-117.
Si leurs difficultés sont réelles et méritent attention, leur posture soulève des questions troublantes : comment un secteur qui exige tant de l’État peut-il, lui-même, si souvent contourner les règles qu’il réclame voir appliquer ? Derrière les revendications légitimes se cache un double discours qui dessert leur crédibilité et pénalise, en premier lieu, les consommateurs.
La crise que traversent les boulangers sénégalais n’est pas nouvelle. Depuis des années, ils alertent sur la hausse des coûts de production et la concurrence déloyale du secteur informel. Leur colère est compréhensible : comment vendre un pain à prix abordable quand les matières premières deviennent inabordables ? Pourtant, cette crise révèle aussi les failles d’un secteur qui, tout en exigeant rigueur et justice de la part des pouvoirs publics, peine à appliquer ces mêmes principes en interne. Le décret 2019-22-117, qu’ils brandissent comme une solution miracle, vise précisément à encadrer leur activité, mais combien de boulangeries respectent scrupuleusement ses dispositions aujourd’hui ?
Les contrôles menés ces dernières années par les services de l’État et les associations de consommateurs ont régulièrement pointé du doigt des pratiques douteuses : pain sous-pesé, hygiène défaillante, prix non affichés, ou encore conditions de travail précaires pour les employés. Ces manquements, souvent minimisés ou ignorés par les professionnels, sapent leur légitimité à exiger une application stricte des textes… uniquement quand cela les arrange. Il est donc légitime de se demander si ces revendications ne relèvent pas davantage de la stratégie que de la sincérité.
Les boulangers accusent l’État de ne pas jouer son rôle de régulateur. Pourtant, leur sélectivité est frappante. Ils réclament l’application du décret de 2019 pour lutter contre la concurrence informelle, mais ferment les yeux sur leurs propres entorses aux règles. Par exemple, le décret prévoit des normes strictes en matière d’hygiène, de poids des produits et de transparence tarifaire. Or, dans la réalité, ces normes sont rarement respectées à la lettre. Les contrôles surprises menés en 2023 et 2024 dans plusieurs régions du Sénégal ont révélé que près de 40 % des boulangeries présentaient des irrégularités sur le poids des michettes ou des baguettes, et que moins de la moitié affichaient clairement leurs prix, comme la loi l’exige.
De même, le secteur informel, qu’ils dénoncent avec véhémence, prospère aussi parce que les boulangers « officiels » laissent parfois la porte ouverte à des pratiques opaques : embauche non déclarée, horaires de travail non respectés, ou encore utilisation de matières premières de qualité douteuse pour réduire les coûts. Comment, dans ces conditions, peuvent-ils exiger que l’État fasse le ménage chez les autres, sans balayer devant leur porte ? Leur colère contre la hausse des coûts est justifiée, mais leur refus de s’auto-réformer affaiblit leur position.
Plutôt que de chercher des solutions collectives, comme la mutualisation des achats pour négocier de meilleurs prix avec les fournisseurs ou l’adoption de technologies plus économes en énergie, ils préfèrent brandir la menace de la grève, faisant des consommateurs les otages d’un conflit où leur propre responsabilité est rarement questionnée.
Un manque de cohérence préjudiciable se manifeste ainsi dans leurs actions. Les boulangers demandent à l’État de sanctionner les acteurs informels qui ne respectent pas les règles… mais tolèrent en leur sein des pratiques tout aussi discutables. Cette incohérence affaiblit leur crédibilité. Comment convaincre l’opinion publique de leur bonne foi quand ils réclament des subventions ou des baisses de prix, tout en refusant de se soumettre aux mêmes contraintes qu’ils veulent imposer aux autres ?
La grève elle-même illustre cette contradiction. En coupant l’approvisionnement en pain, les boulangers frappent d’abord les ménages les plus modestes, déjà durement touchés par l’inflation. Leur mouvement, présenté comme un « signal d’alarme », ressemble davantage à un chantage : « Donnez-nous ce que nous voulons, ou nous privons la population d’un aliment de base. » Une telle stratégie est non seulement moralement discutable, mais aussi contre-productive. Elle risque d’alimenter la défiance des consommateurs, qui pourraient se tourner définitivement vers des alternatives, aggravant ainsi la crise du secteur à long terme.
Au lieu de se contenter de pointer du doigt l’État, les boulangers gagneraient à engager une réflexion profonde sur leur propre fonctionnement. Pourquoi ne pas créer un fonds de solidarité interne pour aider les petites boulangeries en difficulté ? Pourquoi ne pas investir dans des formations pour améliorer la gestion et la productivité ? Pourquoi ne pas exiger de leurs pairs le même niveau d’exigence qu’ils réclament pour les autres ? Dans d’autres pays, comme la Tunisie ou le Maroc, les professionnels du pain ont su s’organiser pour négocier des accords-cadres avec les fournisseurs de farine et d’énergie, ou pour moderniser leurs outils de production. Au Sénégal, en revanche, le secteur semble prisonnier de ses divisions et de son manque de vision à long terme.
Au Maroc, face à une crise similaire en 2022, les boulangers ont choisi la voie du dialogue et de l’innovation. Avec l’appui des autorités, ils ont mis en place un système de subventions ciblées et un programme de modernisation des boulangeries, incluant des audits réguliers pour garantir le respect des normes. Résultat : le prix du pain a pu être stabilisé sans recourir à des grèves paralysantes. En Côte d’Ivoire, les professionnels ont opté pour une approche collaborative avec l’État, en échange d’engagements clairs sur la transparence et la qualité. Ces exemples montrent qu’une autre voie est possible, à condition que les boulangers acceptent de jouer le jeu de la responsabilité partagée.
La grève des 6 et 7 octobre est un symptôme, mais pas une solution. Les boulangers sénégalais ont le droit de dénoncer les défaillances de l’État, mais ils ont aussi le devoir de se remettre en question. Leur double discours, exiger des autres ce qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes, discrédite leurs revendications et aggrave la souffrance des consommateurs.
Il faut que le Rubs assume pleinement son rôle : non seulement comme défenseur des intérêts de ses membres, mais aussi comme garant de l’éthique et de la qualité dans le secteur. Cela passe par un engagement sans faille en faveur du respect des normes, une transparence totale sur leurs pratiques, et une volonté réelle de dialoguer, plutôt que de recourir systématiquement à la grève.
Avant de demander à l’État de faire sa part, faites la vôtre. Montrez l’exemple. Sinon, votre colère, aussi légitime soit-elle, ne sera plus entendue, elle ne sera plus que du bruit dans un pays qui a besoin de pain, mais aussi de sérieux et de cohérence.
Article opinion écrit par le créateur de contenu : Idrissa T.
Mis en ligne : 06/10/2025
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