Soixante-quatre ans après la disparition tragique de Patrice Lumumba, le spectre de la justice semble enfin s’avancer dans les couloirs feutrés de l’histoire coloniale. Le parquet fédéral belge a requis, mardi dernier, le renvoi devant un tribunal correctionnel de l’un des derniers témoins vivants de cette affaire : le comte Étienne Davignon, figure centrale du monde diplomatique et économique belge, aujourd’hui âgé de 92 ans.
Le 17 janvier 1961, Patrice Lumumba, premier chef du gouvernement du Congo nouvellement indépendant, tombait sous les balles de ses bourreaux au Katanga, en présence d’agents de l’État belge.
Son assassinat, trois mois après avoir été renversé par un coup d’État orchestré par Joseph-Désiré Mobutu, reste l’un des épisodes les plus sombres de la décolonisation africaine. Cette disparition, longtemps entourée de silence et de non-dits, pourrait enfin être portée devant la justice.
Davignon, alors jeune diplomate stagiaire, envoyé au Congo par le ministère belge des Affaires étrangères, est aujourd’hui accusé de « détention et transfert illicite » de Lumumba, ainsi que de « traitements humiliants et dégradants ». L’accusation d’« intention de tuer », toutefois, n’a pas été retenue. Selon le parquet, il existerait des éléments suffisants pour renvoyer l’ex-vice-président de la Commission européenne devant les juges. Si la chambre du conseil de Bruxelles suit cette recommandation, un procès public pourrait s’ouvrir dès janvier 2026.
L’affaire Davignon soulève une question inédite : assistera-t-on, pour la première fois dans l’histoire judiciaire belge, à un procès lié à l’assassinat d’un dirigeant africain, perpétré en lien avec une ancienne puissance coloniale ? La famille de Patrice Lumumba, qui depuis des décennies réclame la vérité, salue cette perspective comme « un moment historique ». Elle espère que ce procès permettra de « briser les silences », d’identifier les responsabilités et d’engager un débat public sur l’héritage colonial.
En 2001, une commission d’enquête parlementaire belge avait déjà admis une « responsabilité morale » de certains membres du gouvernement belge dans les circonstances ayant conduit à la mort de Lumumba. Une position reprise en 2022 par le Premier ministre Alexander De Croo, qui avait présenté des excuses officielles au nom de la Belgique, dénonçant l’inaction et le silence coupable des autorités de l’époque.
Mais les interrogations demeurent nombreuses. Étienne Davignon, seul survivant parmi les dix personnalités visées par la plainte initiale, a toujours rejeté toute implication dans l’affaire. Était-il un simple témoin ou un acteur, même indirect, de la mécanique qui a conduit Lumumba à l’exécution ? Sa mémoire, affaiblie par l’âge, saura-t-elle encore éclairer ce pan d’histoire ?
À Kinshasa, le média Actualité CD souligne l’importance de ce potentiel procès dans la quête de justice historique. Au-delà de la figure de Lumumba, c’est la mémoire d’un continent et les plaies ouvertes de la colonisation qui pourraient être examinées sous l’œil du droit. À Ouagadougou, Aujourd’hui résume l’enjeu : « Un survivant va peut-être être jugé. Mais confirmera-t-il que Lumumba a été livré au Katanga pour y être exécuté ? »
À l’heure où les anciennes puissances coloniales sont interpellées sur leur passé, la Belgique se retrouve face à l’un de ses plus lourds secrets. Dans les mois à venir, la justice devra trancher. Et peut-être, enfin, offrir à la mémoire de Patrice Lumumba la reconnaissance qu’elle mérite.
Article écrit par : Amadou Diop
Mis en ligne : 19/06/2025
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