Le Sénégal, refuge des dirigeants déchus : Une tradition qui interroge - Notre Continent
> NOTRE CONTINENT > - Politique | Par Eva | Publié le 15/12/2025 12:12:00

Le Sénégal, refuge des dirigeants déchus : Une tradition qui interroge

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Le 27 novembre 2025, le président destitué de Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embalo, a atterri à Dakar à bord d’un vol affrété par la Cédéao, quelques heures seulement après son renversement par une junte militaire. Si les autorités sénégalaises ont salué son arrivée « sain et sauf » et réaffirmé leur condamnation du coup d’État, cette décision s’inscrit dans une tradition plus large, et plus troublante : celle de l’accueil par le Sénégal de dirigeants africains en disgrâce.

Après Yahya Jammeh en 2017, Embalo devient le dernier exemple d’une pratique qui, sous couvert d’humanitarisme ou de médiation, risque d’affaiblir la crédibilité démocratique du pays et d’envoyer un message ambigu aux putschistes de la région. En offrant asile aux dirigeants destitués, le Sénégal se positionne-t-il comme un havre de stabilité ou comme un complice involontaire de l’impunité ?

Le Sénégal n’en est pas à sa première expérience en matière d’accueil de dirigeants contestés. En janvier 2017, après des semaines de crise post-électorale et sous la pression de la Cédéao, Yahya Jammeh, président gambien battu aux urnes et accusé de graves violations des droits de l’homme, avait finalement quitté le pouvoir pour s’exiler en Guinée équatoriale. Le Sénégal, voisin immédiat de la Gambie, avait joué un rôle central dans la résolution de la crise, déployant même des troupes à la frontière pour contraindre Jammeh à céder le pouvoir à Adama Barrow. Pourtant, malgré les déclarations officielles sur la nécessité de respecter la volonté populaire, l’épisode avait révélé une réalité plus complexe : Jammeh, protégé par un accord négocié sous l’égide de la Cédéao, n’a jamais eu à répondre de ses actes devant la justice gambienne ou internationale. Aujourd’hui, il vit toujours en exil, à l’abri de toute poursuite, tandis que les victimes de son régime attendent toujours réparation.

L’arrivée d’Embalo s’inscrit dans ce même schéma. Le président bissau-guinéen, arrêté par des militaires alors que les résultats de l’élection présidentielle étaient sur le point d’être annoncés, a été rapidement exfiltré vers Dakar. La junte, dirigée par le général Horta N’Tam, un proche d’Embalo, a immédiatement instauré une transition d’un an, suspendu le processus électoral et interdit toute manifestation. Dans ce contexte, l’accueil d’Embalo par le Sénégal soulève des questions légitimes : en offrant un refuge aux dirigeants déchus, Dakar ne contribue-t-il pas à normaliser les coups d’État et à affaiblir les mécanismes de responsabilité ?

L’argument avancé par les autorités sénégalaises est celui de la protection des vies humaines et de la médiation régionale. Pourtant, cette posture est loin d’être neutre. En accueillant Embalo, le Sénégal légitime indirectement un système où les dirigeants destitués trouvent asile chez leurs pairs, sans avoir à rendre de comptes. Ce faisant, il envoie un message dangereux aux putschistes : quels que soient les crimes ou les abus commis, une sortie de crise négociée garantira toujours une porte de sortie.

Ni Jammeh ni Embalo n’ont été traduits en justice pour les actes reprochés pendant leur mandat. Pourtant, Jammeh est accusé de meurtres, tortures et détentions arbitraires, tandis qu’Embalo était contesté pour son refus de quitter le pouvoir à l’expiration de son mandat et pour des accusations de fraude électorale.

L’organisation régionale, souvent présentée comme un rempart contre les coups d’État, peine à faire respecter ses propres principes. Ses interventions, bien que parfois nécessaires pour éviter des bains de sang, se soldent souvent par des transitions militaires prolongées et des amnisties implicites. En 2017, la Cédéao avait menacé d’une intervention militaire en Gambie, avant de négocier un exil doré pour Jammeh. En 2025, elle condamne le putsch en Guinée-Bissau, mais organise dans le même temps l’exfiltration du président destitué, sans exiger de contreparties claires en matière de justice ou de retour à l’ordre constitutionnel.

Depuis 2020, l’Afrique de l’Ouest a connu six coups d’État réussis et plusieurs tentatives. La récurrence de ces crises s’explique en partie par l’absence de sanctions effectives contre leurs auteurs. En offrant un filet de sécurité aux dirigeants renversés, le Sénégal et la Cédéao pourraient, malgré eux, encourager de nouvelles tentatives de putsch, en réduisant les risques perçus par leurs instigateurs.

L’accueil d’Embalo, comme celui de Jammeh avant lui, crée un précédent préoccupant. Il suggère que les dirigeants africains, même contestés, peuvent compter sur la solidarité régionale pour échapper à la justice. Cette pratique sape les efforts de lutte contre l’impunité et affaiblit la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques. Comment croire en la force du vote quand les perdants des urnes ou les victimes de coups d’État savent qu’ils pourront toujours trouver refuge à l’étranger ?

Le Sénégal, souvent cité en exemple pour sa stabilité démocratique, se retrouve dans une position délicate. En tant que membre influent de la Cédéao, il est attendu sur la scène régionale pour défendre les principes de bonne gouvernance. Pourtant, en accueillant des dirigeants destitués, il se place dans une posture ambiguë, entre défenseur de la démocratie et acteur d’un système qui protège les élites politiques. Cette ambiguïté est d’autant plus problématique que le pays a récemment affirmé sa souveraineté en mettant fin à la présence militaire française sur son sol, au nom de la lutte contre l’ingérence étrangère. Comment concilier ce discours avec l’accueil de dirigeants dont la légitimité est contestée ?

Les transitions dirigées par des juntes, comme celle annoncée en Guinée-Bissau, ont rarement abouti à un retour rapide à l’ordre constitutionnel. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les promesses de restaurer la démocratie après des coups d’État se sont souvent soldées par des reports répétés des élections et une consolidation du pouvoir militaire. En cautionnant une transition d’un an en Guinée-Bissau, la Cédéao et le Sénégal prennent le risque de reproduire les mêmes erreurs.

La crise en Guinée-Bissau rappelle celle de 2017 en Gambie, mais aussi les coups d’État récents au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Dans chacun de ces cas, la Cédéao a condamné les putschs, imposé des sanctions, puis fini par négocier avec les juntes. Résultat : les militaires restent au pouvoir, les transitions s’éternisent, et les populations, lasse de l’instabilité, se détournent des institutions démocratiques. Le Sénégal, en s’impliquant dans la médiation, ne fait-il pas le jeu des putschistes, en leur offrant une légitimité internationale et un temps précieux pour consolider leur emprise ?

L’accueil d’Umaro Sissoco Embalo par le Sénégal soulève des questions fondamentales sur la responsabilité des dirigeants et la crédibilité des institutions régionales. Si l’asile politique peut se justifier dans certains cas pour des raisons humanitaires, il ne doit pas devenir une échappatoire systématique pour les dirigeants contestés. Pour préserver sa crédibilité, le Sénégal devrait conditionner son aide à des engagements clairs : retour rapide à l’ordre constitutionnel, garanties judiciaires pour les victimes, et exclusion des auteurs de coups d’État des futures transitions.

À défaut, le pays risque de devenir, malgré lui, un acteur de la banalisation des putschs en Afrique de l’Ouest. La stabilité régionale ne se construira pas en protégeant les élites, mais en renforçant les mécanismes de responsabilité et en soutenant les aspirations démocratiques des peuples. Le Sénégal a une opportunité historique de montrer l’exemple. Saura-t-il la saisir ?

La crise en Guinée-Bissau est un test pour le Sénégal et pour la Cédéao. Leur réponse déterminera si l’Afrique de l’Ouest parvient à briser le cycle des coups d’État, ou si elle s’enlise dans une logique où l’impunité devient la norme. Le choix est entre la stabilité à court terme et la justice à long terme. Lequel l’emportera ?

Article opinion écrit par le créateur de contenu : Anonyme.
Mis en ligne : 15/12/2025

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